Lieux de mémoire canadiens :
Service historique de la défense (registres de migrants), Rochefort.
Avenue Charles de Gaulle (cimetière des Cayens), Saint-Jean d’Angély.
Cayenne (coiffure des enfants de Cayens), ancienne Saintonge.
Bastion protestant de la Saintonge, assiégé et vaincu par Louis XIII en 1621, lors des guerres de religions, Saint-Jean d’Angély a payé cher son insoumission en voyant ses fortifications méthodiquement détruites. La ville a ensuite retrouvé la paix, mais pas ses fortifications, qui n’ont jamais été reconstruites. Seule subsiste aujourd’hui la Tour de l’horloge, dont l’origine remonte au 13e siècle, qui était une porte d’entrée des fortifications. La ville a connu de nouveau la prospérité au 18e siècle grâce au négoce des eaux-de-vie, favorisé par la rivière Boutonne qui la traverse. Les gabares étaient chargées de leur précieuse cargaison sur les quais de la Boutonne et descendaient la rivière jusqu’à la Charente, rejointe à Tonnay-Charente, où les bateaux de mer prenaient le relais. C’est aussi la Boutonne qui acheminait vers l’arsenal de Rochefort la poudre à canon ou à fusil de bonne qualité produite à Saint-Jean d’Angély, dans les moulins du faubourg Taillebourg. A partir de 1763, Saint-Jean d’Angély a aussi joué un rôle central de rassemblement de nombreux migrants volontaires, bien mal considérés par la population de la ville…
En cette année 1763, la préparation de l’expédition coloniale de Guyane[1], cher au ministre Choiseul, a en effet fortement mobilisé le port de Rochefort. Le recrutement des colons s’est avéré redoutablement efficace. Le roi s’était engagé à leur apporter une aide généreuse pour faciliter leur voyage jusqu’à Rochefort puis leur établissement en Guyane. Au printemps 1763, face à l’afflux de migrants, Saint-Jean d’Angély a été désigné comme centre de rassemblement (ou dépôt), où les migrants étaient cantonnés et devaient se faire enregistrer. D’autres dépôts (sous-dépôts) ont été ouverts le long de la Charente, notamment à Saint-Savinien, Taillebourg, Saintes et Cognac, mais l’enregistrement des migrants était centralisé à Saint-Jean d’Angély. A la fin de l’année, on avait déjà enregistré 11000 volontaires pour un embarquement en Guyane. Qui étaient ces migrants, recrutés pour la plupart à la frontière Est de la France ? Pourquoi les a-t-on appelés « Cayens » lors de leur séjour à Saint-Jean d’Angély ?
Les migrants de Saint-Jean d’Angély
Les registres des migrants inscrits au dépôt de Saint-Jean d’Angély sont conservés au Service historique de la défense, à Rochefort. On sait que la grande majorité des colons étaient allemands, la plupart originaires de Rhénanie-Palatinat. Les Français étaient également nombreux, provenant surtout du Poitou et des Charentes, de l’Alsace, de la Lorraine et de Paris. Il y avait enfin un faible pourcentage d’Acadiens et de Canadiens. Toutefois, les Acadiens qui avaient accepté d’émigrer en Guyane s’étaient plutôt organisés par eux-mêmes avec l’aide du roi, par petits groupes, en partant directement de différents ports de France. De même, on sait qu’une centaine de Canadiens étaient présents en Guyane entre 1762 et 1765, alors qu’ils n’étaient que 24 inscrits au dépôt de Saint-Jean d’Angély en 1763 et 1764. Aujourd’hui, un observateur attentif serait pourtant bien en peine de trouver des traces du passage de ces milliers de migrants à Saint-Jean d’Angély. Néanmoins, des indices existent, savamment distillés par l’historien local du début du 20e siècle, Louis-Claude Saudau…

Ainsi, comme le précise Saudau, « De nombreux mariages furent contractés à Saint-Jean d’Angély entre les émigrants, et on créa dans le faubourg Matha un cimetière spécialement affecté à l’inhumation de leurs morts. Un détachement d’infanterie maintenait l’ordre parmi cette quantité d’individus et la population n’eut pas trop à souffrir de leur contact. ». On peut donc raisonnablement penser que les migrants étaient cantonnés dans les faubourgs de la ville, notamment le faubourg Matha devenu par la suite l’avenue de Matha puis l’actuelle avenue Charles de Gaulle. Il reste tout de même une interrogation. Pourquoi les avoir appelés « Cayens » ?
Des Cayens bien mal considérés
Pour Saudau, la qualification méprisante de « Cayen » lui semble « remonter à une plus haute antiquité et dériver de Caya, d’après Du Cange[2]. ». Selon Emile Littré[3], « cayenne » viendrait en effet étymologiquement du bas latin « caya », signifiant demeure ou maison. Plus encore, selon le glossaire saintongeais de M. A. Eveillé[4], « cayen » est un nom injurieux donné au paysan et « caya », en bas latin, signifie petite maison, par déformation de « casa ». La cause est donc entendue. La population de Saint-Jean d’Angély ne devait guère tenir en estime ces pauvres migrants qui occupaient des maisons aménagées dans ses faubourgs. Enfin, selon Saudau, la coiffure appelée « Cayenne » portée par les enfants de Saintonge au 19e siècle est une imitation du « bonnet en indienne » porté par les enfants des Cayens un siècle plus tôt.
En tout cas, l’appellation de « Cayens » à leur égard ne signifiait nullement qu’ils devaient migrer vers Cayenne, en Guyane française. Malheureusement, l’histoire a retenu que l’expédition de Guyane, mal préparée et exécutée de façon précipitée, a été fatale à nombre d’entre eux (voir détails dans l’article consacré à l’Île d’Aix). En juin 1764, face au désastre humanitaire en Guyane, le ministre Choiseul s’est enfin décidé à interrompre les envois de colons. Des milliers d’autres migrants attendaient encore leur embarquement à Rochefort. La plupart d’entre eux ont été réorientés vers les Antilles, d’autres en France ou même en Espagne. Il reste que parmi tous ces destins contrariés, Rochefort a conservé la mémoire de ces 24 Canadiens enregistrés au dépôt de Saint-Jean d’Angély qui croyaient, malgré tout, en un avenir meilleur.
Image d’en-tête : Paysage de Saintonge (artiste Gustave Courbet, source Sotheby’s, domaine public).
Jean-Marc Agator
Sources
Carpentier, Aline ; L’exportation de poudre – Les moulins de Saint-Jean d’Angély ; dans l’ouvrage collectif « Les traces de la Nouvelle-France en Poitou-Charentes et au Québec » ; Geste éditions, La Crèche, 2008, p.200-203.
Godfroy-Tayart de Borms, Marion ; Passengers to the West. De Coblenz à Kourou, recrutements et stratégies d’une migration transcontinentale et transatlantique en 1763 ; Annales de démographie historique, Belin, 2012, n°124, p.89-104.
Larin, Robert ; Canadiens en Guyane 1754-1805 ; Septentrion (Québec), PUPS (Paris), 2006.
Saudau, Louis-Claude ; Petite histoire de Saint-Jean d’Angély, des origines au 19e siècle ; Ouvrage de 1903-1905, réédité en 2018/2020 ; Editions des Régionalismes, Cressé (17160).
Ville de Saint-Jean d’Angély (site) ; Histoire, excellence et influence des maisons de cognacs angériennes.
[1] Le projet de nouvelle colonie de Guyane prévoyait de recruter 10000 paysans blancs chargés d’élever du bétail et de faire pousser des cultures vivrières pour le compte de grands propriétaires terriens, en échange d’un salaire et d’une allocation du roi. On offrait aux paysans une aide généreuse et on leur octroyait des petits terrains qu’ils ne pouvaient cependant pas exploiter avant cinq ans.
[2] Charles du Fresne du Cange (1610-1688), historien et grammairien, connu pour son célèbre glossaire latin.
[3] Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1863.
[4] Marie André Arthur Eveillé, Glossaire Saintongeais, Paris, Bordeaux, 1887.