Vieille ville et port de Cherbourg en 1775

Cherbourg Un dernier refuge pour la noblesse d’Acadie

Lieux de mémoire acadiens :

Rue Tour-Carrée (ancienne rue de la Trinité), Cherbourg-en-Cotentin.

Eglise Sainte-Trinité (actes d’état civil), Cherbourg-en-Cotentin.

Abritée par l’une des plus grandes rades artificielles du monde, à seulement 130 km des côtes anglaises, la commune nouvelle de Cherbourg-en-Cotentin est l’héritière d’un long passé de ville portuaire d’importance stratégique. La construction de la grande digue, débutée en 1784 par la volonté de Louis XVI, ne s’est finalement achevée qu’en 1858, sous Napoléon III. Un ouvrage militaire d’une telle envergure, avec sa grande digue, son arsenal et plusieurs forts, était capable d’accueillir, en Manche, une vraie flotte de guerre. Ce projet colossal était d’autant plus légitime que le port marchand de Cherbourg, auparavant plus vulnérable, gardait un souvenir humiliant de la dernière incursion britannique, en août 1758. En pleine guerre de Sept Ans, sans la moindre résistance, les Britanniques avaient détruit les installations portuaires, incendié les navires présents dans le port et pillé la ville. C’est dans une ville encore meurtrie que commence, quelques mois plus tard, l’histoire acadienne de Cherbourg, marquée par le destin d’une grande famille pionnière de l’Acadie française…

Rade de cherbourg vue de l'église de Querqueville
Rade de Cherbourg, vue de l’église de Querqueville, Cherbourg-en-Cotentin (auteur Dirkvde, licence CC BY-SA 3.0)

Revenons au tout début du mois de décembre 1758. La ville de Cherbourg assiste, stupéfaite, à l’arrivée inopinée d’environ 300 réfugiés acadiens[1], provenant majoritairement de l’Île Saint-Jean, déportés de Louisbourg par les Britanniques. Après avoir subi des conditions de voyage épouvantables, ils débarquent à Cherbourg dans le plus profond dénuement et souvent malades. Dans une ville en pleine reconstruction, alors que les autorités locales font tout leur possible pour leur porter secours, ils trouvent également, auprès des habitants, une aide bienveillante. En février 1759, 87 autres Acadiens de l’Île Saint-Jean débarquent à Cherbourg, via Louisbourg, suivis, le 14 janvier 1760, de 147 Acadiens de Nouvelle-Ecosse détenus à Halifax. Ces dernières familles proviennent de la région du Cap de Sable, sur la côte sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse. La plupart d’entre elles appartiennent ou sont liées par le mariage à la famille d’Entremont, fondée au milieu du 17e siècle par Philippe Mius d’Entremont, premier baron de Pobomcoup (aujourd’hui Pubnico) …

Une noblesse revendiquée

Après leur arrivée à Cherbourg, les Acadiens sont pris en charge par l’administration de la Marine qui leur verse une solde de six sous par jour, du moins tant qu’ils s’avèrent incapables d’assurer eux-mêmes leur subsistance. Quant aux d’Entremont, ce n’est qu’à partir de 1766 qu’ils demandent des « secours proportionnés à leur état et condition », à travers une abondante correspondance avec l’administration de la Marine. Etant tous des descendants des trois fils[2] de Philippe Mius d’Entremont, ils avaient conservé la baronnie de Pobomcoup jusqu’à leur expulsion par les Britanniques. Leur ancêtre Philippe, lieutenant-major et procureur du roi en Acadie, s’était aussi distingué comme l’un des rares seigneurs à attirer des colons pour défricher et cultiver ses terres. On comprend alors le désarroi de ses héritiers d’avoir été dépossédés d’une seigneurie prospère et des revenus qu’elle procure. De plus, les d’Entremont issus des deux premiers fils de Philippe, incluant les Landry qui leur sont liés, étaient également des descendants de Charles de Saint-Etienne de La Tour, ancien gouverneur de l’Acadie (voir note de bas de page 2).

Pourtant, les d’Entremont n’étaient pas les seuls à revendiquer un statut privilégié. Débarqué à Cherbourg avec les premiers réfugiés acadiens, fin 1758, à 61 ans, Joseph Godin, dit Bellefontaine était l’ancien commandant de la milice acadienne de la rivière Saint-Jean, en Acadie. Sans être formellement noble, il n’avait pas cessé de se prévaloir de services rendus dans la milice et de son aisance passée. L’administration de la Marine, qui n’était pas insensible au sort de ces deux familles, était cependant réticente à augmenter leur pension et donc la charge de l’Etat.

Finalement, en janvier 1774, c’est l’intendant de Caen qui accorde aux deux familles un doublement de leur solde (soit douze sous par jour), même si cette décision locale n’empêchera pas ensuite des suspensions de paiement pour tous les Acadiens. Cette année-là, la plupart des Acadiens de Cherbourg avaient déjà rejoint la colonie agricole du Poitou. Les d’Entremont et autres Acadiens restés à Cherbourg pratiquaient les métiers de la mer, voire participaient à la reconstruction de la ville. Il n’était donc pas question pour eux de rejoindre le Poitou. Les d’Entremont avaient d’ailleurs demandé à plusieurs reprises de rejoindre les pêcheries de Saint-Pierre et Miquelon. Mais étant souvent grabataires, infirmes ou âgés, à la charge de leurs proches, l’administration de la Marine craignait qu’ils migrent en nombre dans l’archipel aux ressources trop limitées et avait préféré les laisser vivre à Cherbourg.

Dans le vieux Cherbourg

Passage Digard dans le vieux Cherbourg
Passage Digard, entre les rues au Blé et François La Vieille, à deux pas de la rue Tour-Carrée, vieille ville de Cherbourg (auteur HaguardDuNord, licence CC BY 3.0)

Selon un recensement de 1774 cité par Baptiste Drouet, quinze familles acadiennes, nobles ou roturières, habitaient encore à Cherbourg. Elles vivaient dans la vieille ville, en majorité dans la rue de la Trinité (actuelle rue Tour-Carrée), mais aussi dans les rues de la Paix, des Moulins, au Blé et des Portes, parmi les Cherbourgeois dont elles partageaient le mode de vie des gens de mer. Charles d’Entremont, chef de la famille des d’Entremont, habitait dans la rue de la Paix, Joseph Bellefontaine dans la rue au Blé. Nul doute que toutes ces familles acadiennes devaient s’entraider pour adoucir leurs vies précaires tributaires du versement aléatoire de leurs soldes. Les archives de la Manche ont conservé les registres de leurs baptêmes, mariages et inhumations célébrés dans l’église Sainte-Trinité, à Cherbourg.

Aujourd’hui, la vieille ville de Cherbourg présente une physionomie bien différente. Largement reconstruite après les bombardements de la deuxième guerre mondiale, elle révèle çà et là, au détour des venelles (ruelles), un passé médiéval encore préservé. L’actuel passage Digard (ancienne impasse Daguenet), qui débouche dans la rue au Blé, en est une parfaite illustration. Il faisait face autrefois à la fontaine Daguenet, l’une des deux fontaines de la ville, située à l’angle des rues au Blé et au Fourdray. Une ordonnance de 1751 interdisait d’y déposer des vidanges et des fumiers[3], une saine disposition mais une maigre consolation pour les pauvres riverains acadiens.

Image d’en-tête : Vieille ville et port de Cherbourg en 1775 (peinture de Louis-Nicolas Van Blarenberghe, © Ville de Cherbourg-Octeville, crédit photo Musée d’art Thomas-Henry).

Jean-Marc Agator

Sources

Drolet, Yves ; Dictionnaire généalogique de la noblesse de la Nouvelle-France, 3ème édition ; Editions de la Sarracénie, Montréal, 2019, p. 555-566.

Drouet, Baptiste ; Le grand dérangement – L’histoire des communautés acadiennes déportées à Cherbourg ; Mémoire de M2 en histoire moderne, Université de Caen-Normandie et Université de Moncton, 2019.

Mouhot, Jean-François ; Les réfugiés acadiens en France – 1758-1785, l’impossible réintégration ? Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 154-156 (Les autres nobles), et base documentaire associée (Entremont et Bellefontaine), Septentrion.

Région Normandie, Inventaire général du patrimoine culturel ; Port militaire de Cherbourg-Octeville, 2006.


[1] Sont considérés comme acadiens des réfugiés qui descendent de colons établis en Acadie anglaise (Nouvelle-Ecosse) ou en Acadie française (Nouveau-Brunswick actuel, sud de la Gaspésie), éventuellement émigrés dans les Îles Saint-Jean et Royale.

[2] Jacques Mius d’Entremont, Abraham Mius de Pleinmarais et Philippe Mius d’Azy. Les deux premiers ont épousé respectivement Anne et Marguerite, filles de Charles de Saint-Etienne de la Tour, colonisateur et gouverneur de l’Acadie. Marguerite, fille de Jacques, et Marie-Josèphe, fille d’Abraham, ont ensuite épousé respectivement les deux frères Pierre et René Landry. Philippe Mius d’Azy a épousé à deux reprises une femme amérindienne.

[3] Raymond Lefèvre, Histoire anecdotique de Cherbourg (fontaine Daguenet), 1941, p. 43.
Augustin Le Maresquier, Histoire de Cherbourg à travers ses rues (ordonnance de 1751), Etudes Normandes, n°224, 1969, p. 6.

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