Lieux de mémoire acadiens :
Bibliothèque municipale de Bordeaux (dossier Lemoyne)[1].
Rue Carpenteyre et rue du Moulin (logements).
Ancien couvent des Chartreux (actuel cimetière de la Chartreuse).
de septembre 1758 à mars 1759, après la chute de Louisbourg, les ports français de l’Atlantique et de la Manche (La Rochelle, Rochefort, Saint-Malo, Cherbourg, Le Havre, Boulogne…) se sont mobilisés pour accueillir les réfugiés civils de l’Île Royale et ceux, majoritairement acadiens, de l’Ile Saint-Jean. A ces dates, et de façon paradoxale, le port de Bordeaux dominait les échanges commerciaux avec le Canada, Louisbourg et les Antilles, au détriment de celui de La Rochelle, mais n’avait joué qu’un rôle marginal dans l’accueil de ces réfugiés. Après la signature du traité de Paris, en février 1763, le Grand dérangement, en se poursuivant en Amérique et à travers l’Atlantique, a un peu changé la donne. Pour beaucoup d’Acadiens, la déportation n’était que le prélude à d’interminables migrations vers une terre d’accueil en Amérique. Et même si très peu de réfugiés ont débarqué en France pour y rester définitivement, certains d’entre eux se sont pourtant bien arrêtés à Bordeaux…
Cet article s’appuie en particulier sur les travaux de Claude Massé[2] qui a étudié les familles acadiennes présentes à Bordeaux pendant la Révolution française et le premier Empire. Il a d’ailleurs considéré comme Acadiens aussi bien des descendants des pionniers de l’Acadie que ceux des habitants de l’Ile Royale, eux-mêmes parfois d’ascendance acadienne. En réalité, bien que leur histoire soit en effet indissociable, ces deux groupes sont sociologiquement différents. Les premiers, souvent très pauvres et sans attache locale, menaient une vie plus difficile que les seconds, mieux intégrés dans la ville où ils retrouvaient parfois des parents ou amis.
Voici trois courts récits de l’arrivée et de l’installation des trois principaux groupes de réfugiés du Grand dérangement à Bordeaux, avant et pendant la Révolution française. Et pour commencer, revenons huit mois après la signature du traité de Paris.
De Beaubassin à Bordeaux
Le 10 octobre 1763, le navire de commerce bordelais l’Américain, en provenance de Saint-Domingue, vient de débarquer les seize passagers acadiens qu’il a dû prendre en charge en août à son étape de New York. Ces réfugiés étaient tous originaires de Beaubassin et de sa région (concession seigneuriale établie au fond de l’actuelle baie de Fundy), de retour de déportation dans les colonies anglo-américaines.
Né en 1691, le doyen du groupe, Michel Haché-Gallant, était le fils aîné de Michel Haché dit Gallant, l’un des premiers colons de Beaubassin et premier lieutenant du seigneur de Beaubassin, Michel LeNeuf de la Vallière. Dès 1720, quand ses parents s’étaient installés de façon définitive à l’Ile Saint-Jean, il était leur seul enfant à revenir s’établir à Beaubassin avec femme et enfants. En octobre 1755, il avait été déporté seul en Caroline du Sud, séparé de la nombreuse famille dont il était le chef. A l’été 1763, il se trouvait cependant à New York, peut-être depuis plusieurs années, en compagnie de son fils Joseph, alors âgé de 37 ans, tous deux prêts à embarquer dans l’Américain.
A son arrivée à Bordeaux, ce petit groupe de réfugiés acadiens, composé en majorité de femmes et d’enfants, est très vite secouru par le gouvernement. Les hommes trouvent rapidement un emploi de charpentier de marine ou de marin. Peu à peu, la petite communauté s’intègre à la population bordelaise, logée près des chantiers de construction navale, au bord de la Garonne (rues Carpenteyre et du Moulin). Mais la plupart des hommes vont mourir relativement jeunes, si bien que c’est un groupe d’aïeules, de veuves et d’orphelins qui devra traverser les épreuves de la Révolution française, en percevant non sans mal la solde accordée aux réfugiés. Michel Haché-Gallant était mort dès 1765 à son domicile de l’ancienne rue Sainte-Croix (actuelle rue Sauvageau), quelques mois après avoir autorisé son fils Joseph à fonder une famille avec Anne Comeau, une Acadienne.
D’éminents ancêtres acadiens
En plus de ce groupe de « vrais Acadiens », Bordeaux comptait, en 1775, 36 anciens habitants de l’Ile Royale également secourus par le gouvernement. Pour la plupart femmes ou enfants d’officiers ou de négociants, nés à Louisbourg, ils avaient souvent une ascendance acadienne et de bonnes raisons pour s’installer à Bordeaux. Le cas d’Olive-Antoinette Rodrigue est particulièrement évocateur à cet égard.
Née en 1755, Olive-Antoinette était la petite-fille de Jean-Baptiste Rodrigue, né au Portugal, pilote du roi, pêcheur et marchand à Louisbourg. Jean-Baptiste était marié à Anne Le Borgne dont les parents appartenaient à deux grandes familles de l’Acadie française[3]. Le père d’Olive-Antoinette, Pierre Rodrigue, était négociant et capitaine de navire marchand à Louisbourg, commandant de navires enregistrés à Bordeaux et La Rochelle. Sa mère, Rose Castaing, était la fille d’Antoine Castaing, négociant à Bordeaux. C’est en 1760 qu’elle est rapatriée en France avec son père et ses deux sœurs. Pierre Rodrigue s’engage alors dans la Marine, à presque 40 ans, mais va périr en mer en 1777, non sans gloire, alors qu’il commandait une corvette.
Dès lors, Olive-Antoinette va s’efforcer, sans relâche, de faire valoir ses droits de fille d’officier canadien pour que soit rétablie la pension versée à son père avant sa mort. Elle obtiendra gain de cause puisque son nom figure dans le décret sur les secours accordés aux réfugiés acadiens et canadiens lors de la séance de l’assemblée nationale du 21 février 1791. Elle habitait alors à Bordeaux, mariée à un marchand de la ville. Cette Canadienne d’éminente ascendance acadienne semble avoir terminé tristement sa vie à Bordeaux, entre temps remariée à un tailleur d’habits sans fortune, inconsolable du décès prématuré de ses enfants.
Une interminable odyssée
Le 12 thermidor an V (30 juillet 1997), débarque à Bordeaux un groupe homogène de 133 Acadiens de Miquelon. Ils provenaient d’Halifax où ils avaient été emprisonnés après la prise de possession de l’archipel Saint-Pierre et Miquelon par les Britanniques en mai 1793. C’est d’ailleurs grâce aux bons offices du Consul de France aux Etats-Unis qu’ils avaient pu être libérés lors d’un échange de prisonniers. Pour ces Miquelonnais, victimes de l’interminable conflit entre la Grande-Bretagne et la France pour contrôler les pêcheries de l’archipel[4], le Grand dérangement prenait fin à Bordeaux, mais les laissait dans un état de profond dénuement.
Dès leur arrivée à Bordeaux, les Miquelonnais sont pris en charge par la municipalité qui leur procure les premiers secours et les loge dans les bâtiments de l’ancien couvent des Chartreux, où se trouve aujourd’hui le cimetière de la Chartreuse. L’an IX de la République (1801), 86 d’entre eux répartis en 27 familles, secourus par le gouvernement, étaient encore officiellement logés aux Chartreux. D’après Claude Massé, ces familles, pour la plupart originaires de l’Ile Royale ou de Beaubassin, étaient unies par d’étroits liens de parenté. Elles n’avaient connu que des errances sans fin, parfaitement incarnées par l’odyssée de leur chef de file, Guillaume Petitpas.
Quel parcours incroyable (figure) ! En subissant trois déportations et un rapatriement forcé à travers l’Atlantique, Guillaume Petitpas avait fait preuve d’une extraordinaire résilience. Petit-fils et fils de navigateur, charpentier à Rochefort, pêcheur et charpentier à Miquelon, il arrivait à Bordeaux bien démuni, mais avec sa femme et ses enfants. Il mourra à Bordeaux sept ans plus tard, à l’âge de 75 ans[5]. En 1816, certains rescapés des Chartreux rejoignaient déjà, cette fois-ci définitivement, les îles de Saint-Pierre et Miquelon.
En souvenir des réfugiés acadiens
Qu’ils proviennent de Beaubassin, de l’Ile Royale ou de Saint-Pierre et Miquelon, des réfugiés acadiens se sont fixés à Bordeaux, souvent dans des conditions difficiles. Lorsqu’ils sont restés, leurs enfants se sont plutôt bien adaptés voire intégrés à la ville. On peut donc penser que certaines de ces familles ont fait souche et ont aujourd’hui des descendants. Ont-elles seulement conservé le souvenir de leurs ancêtres acadiens ? Heureusement, les services d’Archives n’ont peut-être pas livré tous leurs secrets.
Image d’en-tête : Vue du port de Bordeaux en 1759, depuis le château Trompette (Artiste Joseph Vernet, musée national de la Marine à Paris, domaine public).
Jean-Marc Agator